Désiré entre jour et nuit : chronique d'un épuisement invisible

Sur les bancs de l’Université Joseph KI-ZERBO de Ouagadougou, tout semble aller vite : amphithéâtres débordants, révisions improvisées à l’ombre des arbres, rires étouffés entre deux cours, discussions passionnées autour des compositions. 
Une scène familière, presque identique à celles qu’on retrouve à Dakar, Yaoundé, Bamako ou Brazzaville. Nombre de campus africains donnent l’impression d’une jeunesse tenace, déterminée, toujours prête à dire : « Ça va aller. » Mais derrière ce sourire courageux, il y a souvent un souffle court, une fatigue profonde que personne ne voit vraiment. 

Désiré, étudiant en deuxième année de sociologie, fait partie de ces voix silencieuses. 
Sur Facebook, il expose l’image impeccable : chemise repassée, citations motivantes, filtres doux de bibliothèque. Le genre de photo que tout étudiant pourrait poster, du Congo au Sénégal, pour masquer le revers de sa propre réalité. 

Car la vraie vie de Désiré se joue ailleurs. 
Chaque nuit, il sillonne la ville à moto pour livrer des commandes. Son salaire, parfois dérisoire, sert à payer sa chambre, ses photocopies, et soutenir sa famille restée au village. 
Le matin, il arrive en cours avec les yeux rougis par le manque de sommeil et l'esprit déjà à moitié absent. 

Personne ne voit ses insomnies. 
Personne n’entend ses soupirs étouffés. 
Personne ne devine cette ombre intérieure qui s’épaissit de jour en jour. 

Sur les campus africains, ces fatigues silencieuses se ressemblent : 
une étudiante essuyant des larmes après une composition difficile ; 
un camarade riant trop fort pour masquer l’angoisse ; 
un téléphone en mode avion pour éviter les sollicitations familiales ou les dettes à rembourser. 

 

 

La santé mentale existe, elle est là, discrète, tapie dans les couloirs. 
Mais elle porte encore le manteau de la honte. 

Et pourtant, tout n’est pas immobile. 

Un jour en cherchant un coin d’ombre pour souffler, Désiré tombe sur une petite affiche collée de travers : 
« Espace d’écoute : venez parler, même si vous ne savez pas par où commencer. » 

 

Il ne franchit pas la porte. Pas cette fois. 
Mais savoir que cet espace existe… c’est déjà un début. 

La rumeur circule aussi qu’une assistante sociale reçoit des étudiants en toute discrétion. Une chaise, une table, un visage qui écoute. 
Rien d’extraordinaire mais pour certains, c’est suffisant pour reprendre un peu de souffle. 

Les transformations, parfois, naissent dans les lieux les plus simples. 
Dans la petite chambre que Désiré partage avec trois camarades, ils ont instauré une règle : 
dire une fois par semaine comment chacun se sent vraiment. 
Les mots arrivent difficilement. Puis un soir, son colocataire avoue : 
« Je n’arrive plus à suivre. Je suis à bout. » 
Silence. 
Et finalement, compréhension. 
Ils parlent longtemps, non pour chercher des solutions, mais pour exister ensemble. 
C’était déjà énorme. 

Même certains enseignants commencent, sans le vouloir, à ouvrir des brèches. 
Un professeur, voyant une salle anormalement silencieuse, raconte un jour ses propres années d’études : le stress, les repas sautés, les nuits blanches. 
Ce jour-là, personne n’a pris de notes, mais chacun a appris qu’il avait le droit d’être humain. 

Et petit à petit, des gestes individuels émergent. 
Désiré coupe son téléphone avant de dormir. 
Une camarade supprime les applications qui l’angoissent. 
Un autre se met à courir chaque matin pour chasser la pression. 
Sans discours officiel, sans grande réforme, chacun cherche un souffle. 

Bien sûr, les universités africaines manquent encore de moyens. 
Bien sûr, dans plusieurs pays, la santé mentale n’est pas encore reconnue comme un enjeu national. 
Mais la révolution commence souvent dans le silence : 
dans une poignée d’étudiants qui refusent de s’effondrer en secret, 
dans un mot échangé au bon moment, 
dans un espace d’écoute improvisé, 
dans un professeur qui ose parler de vulnérabilité. 

Désiré avance à petits pas. 
Il apprend à ralentir. 
Il apprend à dire non. 
Il apprend que réussir ne signifie pas se sacrifier jusqu’à disparaître. 

Un soir, alors que le soleil se couche sur le campus, il confie à un ami : 
« On ne peut pas porter nos rêves si on s’oublie en chemin. » 

Et tandis que les étudiants quittent les salles, fatigués, une idée nouvelle plane sur le campus : 
la santé mentale n’est pas un luxe, mais une condition pour apprendre, pour créer, pour devenir. 

Parce qu’avant d’être les cadres, chercheurs, journalistes, médecins ou ingénieurs de demain, 
les étudiants d’Afrique sont d’abord des êtres qui respirent, 
qui doutent, qui se relèvent, 
et qui ont droit à un avenir où la réussite ne coûte pas leur paix intérieure. 

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