Entre Palabres et Grand Dialogue : La Médiation Face à la Cride Anglophone Camerounaise

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Steve Ebogo

« Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre ». Ce proverbe africain résonne tragiquement dans la crise anglophone camerounaise. Depuis 2017, ce conflit a fait plus de 6 000 morts et contraint plus de 700 000 personnes à fuir leur domicile, selon Human Rights Watch et les Nations Unies (2024). Comme le soulignent Pommerolle et De Marie Heungoup (2017), la crise révèle les limites des réponses purement sécuritaires face à des revendications identitaires profondes. Les élites anglophones qui ont essayé de jouer un rôle de médiateur au début de la crise ont été conspuées par les foules, tandis que le Grand Dialogue National de 2019 n’a pas suffi à apaiser le conflit. Ainsi, il est légitime de s’interroger sur la place de la médiation face à cette tragédie ? Cette analyse explorera les potentialités et limites de la médiation dans le contexte anglophone. 

 

 

Quand la médiation traditionnelle rencontre la radicalisation

« On n’éteint pas le feu avec le feu », proverbe Bamiléké. Pourtant, face à la crise anglophone, les mécanismes traditionnels de résolution des conflits ont été sévèrement mis à l’épreuve. Comme l’analysent Beseng, Crawford et Annan (2023), cette crise constitue un test grandeur nature pour les dispositifs ancestraux de médiation camerounaise. 

Les premiers réflexes communautaires. 

 Au début de la crise, les élites anglophones et certaines autorités traditionnelles ont naturellement tenté de jouer un rôle de médiateur. En mars 2018, les chefs traditionnels se sont prononcés pour la paix, tentant d’utiliser leur autorité morale pour apaiser les tensions.  Ces initiatives traditionnelles présentaient des atouts indéniables : légitimité culturelle auprès des populations, connaissance intime des problématiques locales, capacité à mobiliser les codes symboliques du respect. Konings et Nyamnjoh (2003), dans leur étude pionnière sur l’identité anglophone, avaient déjà souligné l’importance de ces mécanismes communautaires. Cependant, la position des chefs traditionnels s’est rapidement compliquée. D’une part, le gouvernement attendait d’eux qu’ils fournissent des renseignements sur les groupes armés ; de l’autre côté, ils sont devenus les cibles des séparatistes avec des enlèvements répétitifs dans les villages d’Ika, Issia, Ambombo et Sop où six chefs traditionnels ont été enlevés. 

L’inadéquation face à la radicalisation. 

Cette double pression a révélé l’inadéquation des mécanismes traditionnels face à l’ampleur des enjeux et à la radicalisation du conflit. L’ampleur géographique et démographique de la mobilisation dépassait largement le cadre villageois où opèrent traditionnellement les médiateurs coutumiers. La nature des revendications - autonomie politique, reconnaissance identitaire, justice historique - transcendait les conflits interpersonnels habituellement traités par la médiation traditionnelle.  Plus grave encore, les médiateurs traditionnels sont devenus des cibles. Comment exercer leur rôle ancestral de pacification quand leur propre sécurité est menacée ? Cette tragédie illustre les limites structurelles de la médiation communautaire face à des conflits armés de haute intensité. 

 

Le Grand Dialogue National : une médiation institutionnelle en demi-teinte. 

« Celui qui veut la paix doit écouter toutes les voix », Proverbe Duala.  Face à l’impuissance des mécanismes traditionnels, le pouvoir camerounais a organisé le Grand Dialogue National du 30 septembre au 4 octobre 2019, rassemblant gouvernement, opposition, société civile, leaders religieux et chefs traditionnels (AMECAS, 2019). 

Des acquis réels mais insuffisants. 

Le dialogue a produit des résultats concrets : l’octroi d’un statut spécial aux régions anglophones et la libération de 333 personnes arrêtées dans le cadre de la crise (Rfi, 2019). Les fédéralistes, incluant l’avocat Felix Agbor Balla, des partis comme le SDF, le SPURS, le RDPC, le MRC, et la majorité des chefs traditionnels, y ont participé de bonne foi.  Ces mesures ont permis, selon l’Agence Cameroun presse, un certain apaisement dans les zones urbaines et ont donné un cadre juridique aux revendications d’autonomie. Plusieurs observateurs reconnaissent que sans ce dialogue, la situation aurait pu être encore plus dramatique (2023). 

Les limites d’un processus contesté. 

Cependant, le dialogue a buté sur des obstacles majeurs. Les principaux leaders séparatistes ont boycotté l’événement, privant le processus de sa légitimité. Comme l’observent les analystes de Crisis Group (2019), l’absence des acteurs centraux du conflit a vidé l’événement de sa substance.  Plus fondamentalement, le gouvernement a maintenu une posture d’autorité incompatible avec la neutralité requise pour une médiation authentique. Les questions sensibles comme le fédéralisme ont été écartées des débats, frustrant ceux qui attendaient un véritable changement constitutionnel. 

Un bilan mitigé. 

Trois ans après le dialogue, au moins 6 000 civils avaient été tués par les forces gouvernementales et les combattants séparatistes depuis le début des violences fin 2016, selon Human Rights Watch (Rapport mondial 2024). Le statut spécial n’a pas suffi à convaincre les groupes armés de déposer les armes. Cette persistance de la violence illustre une vérité douloureuse : les solutions purement institutionnelles ne suffisent pas quand les blessures identitaires et la méfiance mutuelle sont si profondes. Les réformes administratives peinent à guérir les traumatismes psychologiques et communautaires. 

 

Vers une médiation hybride : réconcilier sagesse locale et dialogue national.  

« La paix ne se cultive pas avec des armes, mais avec des paroles », Proverbe Ewondo. L’impasse actuelle crée, paradoxalement, un espace pour repenser radicalement l’approche de la médiation. Entre la sécession voulue par les séparatistes et la décentralisation proposée par le gouvernement, des solutions médianes doivent être explorées. 

 Réinventer la médiation communautaire. 

 Des initiatives locales prometteuses émergent malgré la violence. Dans certains villages du Sud-Ouest, des leaders religieux organisent discrètement des rencontres entre familles divisées par le conflit. Ces “cercles de réconciliation” permettent aux victimes des deux camps de partager leurs souffrances et de reconstruire les liens sociaux (Constitutional Options Project, 2023).  À Bamenda, des femmes leaders ont créé des “comités de paix” qui interviennent lors des tensions communautaires. Leur approche combine les méthodes traditionnelles (palabres, rituels de réconciliation) avec des techniques modernes de médiation apprises auprès d’ONG internationales (Creation of Women Peace Committees, 2024).  L’innovation consiste à professionnaliser ces médiateurs, leur offrant des formations tout en préservant leur ancrage culturel. Contrairement aux médiateurs officiels, ces acteurs locaux jouissent encore d’une certaine confiance des populations. 

Construire une médiation véritablement neutre. 

Paul Biya a reçu en avril 2019, des émissaires de la Communauté de Sant’Egidio et souhaité leur laisser un rôle de facilitation, selon des sources diplomatiques. Cette ouverture timide à la médiation internationale pourrait évoluer vers des formules plus ambitieuses (Dialogue inclusif, 2019).  Une possibilité serait de créer une “Commission panafricaine de médiation” avec des personnalités respectées du continent : l’archevêque Desmond Tutu (Afrique du Sud), le président Joaquim Chissano (Mozambique), ou des universitaires comme Achille Mbembe. Cette légitimité externe pourrait compenser le déficit de neutralité des acteurs locaux.  Cette commission pourrait s’appuyer sur l’expérience réussie du processus de paix Mozambicain, où la Communauté de Sant’Egidio avait réussi à réconcilier le gouvernement et la Renamo après 16 ans de guerre civile (Les yeux du Monde, 2016). 

Vers une médiation transformatrice : l’exemple rwandais adapté 

Le Rwanda post-génocide offre des leçons précieuses pour le Cameroun. Les “Gacaca”, tribunaux communautaires traditionnels modernisés ont permis de juger près d’un million de dossiers tout en réconciliant les communautés (Leiden, 2007). Un système similaire pourrait être adapté au contexte camerounais.  Des “Tribunaux de vérité et réconciliation” pourraient être établis dans chaque département des régions anglophones, combinant chefs traditionnels, leaders religieux et magistrats. Leur mandat : établir la vérité sur les exactions, permettre aux victimes de témoigner, et proposer des réparations communautaires. Cette approche transformerait la médiation d’un simple exercice de cessez-le-feu en un processus profond de guérison sociale. Elle traiterait les causes profondes : marginalisation historique, déficits de gouvernance, inégalités de développement. 

 

Conclusion                                                                                          

« L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse », Proverbe africain. Malgré la tragédie des 6 000 morts et 700 000 déplacés (Human Rights Watch, 2024), des initiatives de paix germent discrètement dans les communautés anglophones.  La leçon est claire : ni la force militaire ni les réformes administratives ne suffiront. Il faut une médiation hybride combinant sagesses ancestrales et innovations contemporaines, légitimité locale et caution internationale, guérison individuelle et transformation sociale.  Les jeunes Camerounais méritent mieux que cet héritage de violence. La médiation transformatrice que nous proposons n’est pas utopique : elle s’inspire d’expériences réussies en Afrique et dans le monde. Il suffit d’avoir le courage de l’expérimenter. 

 

 Références 

  • Beseng, Maurice, Crawford, Gordon & Annan, Nancy (2023). “From ‘Anglophone Problem’ to ‘Anglophone Conflict’ in Cameroon: Assessing Prospects for Peace”, Africa Spectrum, vol. 58, n°1, pp. 25-48. 
  • Human Rights Watch (2024). Rapport mondial 2024: Situation des droits humains - Cameroun. New York: HRW Press. 
  • International Crisis Group (2017). La crise anglophone du Cameroun à la croisée des chemins. Rapport Afrique N°250, 2 août 2017. 
  • International Crisis Group (2019). Crise anglophone au Cameroun : comment arriver aux pourparlers. Rapport Afrique N°272, 2 mai 2019. 
  • Konings, Piet (2011). The Politics of Neoliberal Reforms in Africa: State and Civil Society in Cameroon. Bamenda: Langaa Research & Publishing. 
  • Konings, Piet & Nyamnjoh, Francis B. (2003). Negotiating an Anglophone Identity: A Study of the Politics of Recognition and Representation in Cameroon. Leiden: Brill (Afrika-Studiecentrum Series, Vol. 1). 
  • Pommerolle, Marie-Emmanuelle & De Marie Heungoup, Hans (2017). “The ‘Anglophone crisis’: A tale of the Cameroonian postcolony”, African Affairs, vol. 116, n°464, pp. 526-538. 
  • UNHCR (2019), “Cameroun: Situation des déplacés internes dans les régions anglophones”. Rapport mensuel, avril 2019. 
  • Amicale des Étudiants Caribéens, Africains et Sympathisants (2019), “Le Dialogue National au Cameroun”. 
  • Creation of Women Peace Commitees (2024), “Working for justice and peace is a question of balance”. 
  • Constitutional options project (2022), “Crise anglophone : Document de réflexion sur les politiques de paix”. 
  • Thinkafrica (2020), “Le Dialogue National au Cameroun : Perspectives pour une sortie de crise”. 
  • Agencecamrounpresse (2023), “Le dialogue social pour une résolution des conflits”. 
  • Les yeux du monde (2016), “La paix au Mozambique par la Communauté Sant’Egidio”. 
  • 237online (2019), “Dialogue inclusif : Les émissaires de San’t Egidio, la diplomatie souterraine du pape”. 
  • Leiden (2007), “Les mécanismes de résolution de conflits au Rwanda : le cas des « Gacaca»”. 

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