Scholastique Mukasonga, gardienne de la mémoire, de la culture et des traditions rwandaises

Blog By

Latifa Boutazat

Scholastique Mukasonga, survivante du génocide rwandais, se positionne comme la "gardienne de la mémoire" de sa communauté. Née en 1956, elle et sa famille ont été déplacées en 1960 à Nyamata, où les persécutions contre les Tutsis ont débuté, culminant avec l'assassinat de 37 de ses proches. Mukasonga utilise l'écriture comme un outil pour perpétuer la mémoire de sa famille et lutter contre l'oubli. Son œuvre, qui débute avec "Inyenzi ou les cafards", sert de mémorial littéraire, où elle inscrit les noms de ses proches pour affirmer leur existence. Lors d'un retour au Rwanda en 2004, l'absence de traces de leur maison renforce son engagement à témoigner à travers ses écrits. Viviane Azarian reconnaît dans ses récits une exploration des formes littéraires africaines francophones, préservant ainsi l'histoire, la culture et les traditions rwandaises. Mukasonga ne cherche pas la justice à travers ses écrits, mais plutôt à réhabiliter l'identité des victimes et à poursuivre sa propre résilience. Elle emploie la poésie pour ouvrir des fenêtres sur le Rwanda, invitant le lecteur à comprendre et à réfléchir aux tragédies vécues. Son travail explore la relation entre l'écriture et la mémoire, met en lumière l'importance culturelle de ses témoignages et aborde la représentation du devoir de mémoire ainsi que l'éducation mémorielle liée au génocide des Tutsis.

 

I. L’œuvre de Scholastique Mukasonga : Un mémorial littéraire

L'écriture est un outil puissant pour lutter contre l'oubli et immortaliser l'Histoire, surtout dans le contexte des tragédies comme le génocide rwandais où la mémoire est souvent menacée par le négationnisme et la manipulation. Paul Ricœur identifie trois pathologies de la mémoire—la mémoire empêchée, la mémoire manipulée et la mémoire obligée—qui altèrent la vérité historique. Scholastique Mukasonga, à travers ses écrits personnels et poignants, utilise ses souvenirs pour témoigner des horreurs vécues par les Tutsis et pour engager un processus de résilience. En racontant l'histoire de sa famille et de sa communauté, elle rétablit la dignité des victimes et promeut la réconciliation, utilisant sa plume non seulement comme une archive mais aussi comme un appel à la mémoire collective.

Mukasonga ne se contente pas de documenter l'histoire; elle est aussi une fervente gardienne des traditions et de la culture rwandaises. Dans ses ouvrages, elle présente les rites, les croyances et les cérémonies traditionnelles rwandaises, souvent à travers des descriptions vivantes de la vie quotidienne, des fêtes et des mariages. Son livre "La femme aux pieds nus" illustre particulièrement bien ce rôle, mettant en avant des pratiques telles que la préparation du sorgho et l'importance des présages et des objets traditionnels. En écrivant en kinyarwanda et en incluant des expressions et des références culturelles, elle combat l'effacement culturel initié par la colonisation et préserve un Rwanda qui vit dans ses mots, réaffirmant l'identité rwandaise à travers ses textes.

Finalement, les œuvres de Mukasonga servent de mémoriaux littéraires, où chaque récit et chaque mot jouent un rôle crucial dans la préservation de la mémoire et de l'identité rwandaises. En intégrant des approches ethnologiques, historiques et poétiques, elle rend un hommage vibrant aux disparus et offre une vision résiliente et humaniste de la mémoire collective. Ses écrits élèvent la mémoire individuelle au niveau de la mémoire collective, assurant la reconnaissance internationale des tragédies rwandaises tout en enrichissant la littérature avec des perspectives éducatives et culturelles profondes. Ces récits ne sont pas seulement un témoignage du passé; ils sont un pont vers l'avenir, insufflant éducation et compréhension à travers les générations.


II. Engagement et mémoire dans l’œuvre testimoniales de Scholastique Mukasonga

Le concept de « devoir de mémoire » a émergé après la Seconde Guerre mondiale, en réponse aux tragédies de l'Holocauste, impliquant une obligation morale et politique de se souvenir des événements historiques tragiques. Johann Michel critique cependant les possibles dérives de cette injonction au souvenir qui pourrait mener à des abus de mémoire, suggérant un remplacement par un « devoir d'histoire » qui favoriserait une approche plus équilibrée et objective de la mémoire historique.

Au Rwanda, le génocide a cristallisé la nécessité d'un devoir de mémoire, particulièrement incarné par des figures comme Scholastique Mukasonga, qui utilise la littérature pour témoigner des horreurs vécues par la communauté Tutsi. Son œuvre, à travers des récits comme "Inyenzi ou les cafards", sert non seulement à honorer la mémoire de sa famille disparue mais aussi à remplir un rôle historique, contribuant à la restauration de la vérité et à la guérison collective en documentant les événements du génocide.

L'éducation à la mémoire est également cruciale, comme le souligne Primo Lévi, pour défendre la société contre la barbarie à travers l'enseignement de l'histoire. Les écoles, mémoriaux, et autres journées commémoratives jouent un rôle essentiel dans la sensibilisation aux dangers des idéologies destructrices et dans la promotion d'un sentiment de citoyenneté et de fraternité. Mukasonga, par ses écrits et son engagement, participe activement à ce processus éducatif, aidant à transmettre les leçons du passé pour éviter de futures tragédies et favoriser la réconciliation et la reconstruction après le traumatisme..

Conclusion

Les œuvres de Scholastique Mukasonga servent de mémorial vivant pour les victimes rwandaises, mêlant autobiographie et fiction pour explorer les tragédies personnelles et historiques. Dans ses récits comme "Inyenzi ou les cafards" et "Un si beau diplôme", elle documente ses expériences pour capturer la mémoire collective et individuelle. Son passage à la fiction dans "Notre Dame du Nil" lui permet de s'éloigner de sa propre histoire et d'exposer les origines du génocide rwandais. À travers une écriture empreinte de tolérance et dénuée de vengeance, notamment dans "La femme aux pieds nus" et "L'Iguifou", elle transmet des valeurs universelles et célèbre l'héritage culturel rwandais. Mukasonga se positionne comme un pont entre les victimes, le Rwanda et le monde, enrichissant la mémoire collective tout en promouvant un message de résilience et de transformation du malheur en bonheur. Sa contribution littéraire, reconnue internationalement, joue un rôle crucial dans la reconstruction du Rwanda et la lutte contre les discours hégémoniques. 

 

Bibliographie

AZARIAN Viviane, 2011, « Scholastique Mukasonga : Le témoignage de l’absent » in Revue de littérature comparée, n° 340, Editions Klincksiek, 2011, pp 423-433 

BOIZETTE Pierre, 2016, « Conjurer la figure, élaboration postcoloniale du personnage féminin chez Scholastique Mukasonga », in Revue Ad hoc, La Figure, n°4, pp 1-13 

COQUIO Catherine, 2004, « Le tiers, la mémoire et le deuil » in Rwanda, le réel et les récits, Editions Berlin, Paris, pp 73-181 

CYRULNIK Boris, MORIN Edgar, 2018, Dialogue sur notre nature humaine, Editions de l’Aube, Paris, 90 pages 

DIOP Boubacar Boris, 2009, « Génocide et devoir d’imaginaire », in L’Histoire de la Shoah, n° 190, pp 366-381 

HALBWACHS Maurice, 1968, « Mémoire individuelle et mémoire collective » in La mémoire collective, Editions PUF, Paris, pp 51-96 

MICHEL Johann, 2018, Le devoir de mémoire, Editions Que Sais-je ? Paris, 128 pages 

MORIN Edgar, 2021, Leçon d’un siècle de vie, Editions Denoël, Paris, 147 pages 

MUKASONGA Scholastique, 2006, Inyenzi ou les cafards, Éditions Gallimard, Paris, 145 pages. 

MUKASONGA Scholastique, 2008, La femme aux pieds nus, Éditions Gallimard, Paris, 173 pages. 

MUKASONGA. Scholastique, 2010, L’Iguifou, Edition Galimard, Paris, 155 pages 

MUKASONGA. Scholastique, 2012, Notre Dame du Nil, Editions Galimard, Paris, 225 pages 

MUKASONGA. Scholastique, 2018, Un si beau diplôme, Editions Galimard, Paris, 208 pages 

MUJAWAYO Esther et BELHADAD Souâd, 2004, Sur Vivantes, Editions de l'Aube, Paris, 208 pages 

Submit Your Comment