Le numérique pour autonomiser les femmes rurales en Afrique : promesse ou illusion ?

Dans les campagnes africaines, où les routes sont parfois impraticables et les services publics clairsemés, le numérique s'invite comme une promesse de transformation. Téléphones portables, plateformes d'e-commerce, formations en ligne : autant d'outils qui, sur le papier, pourraient révolutionner le quotidien des femmes rurales, longtemps reléguées aux marges du développement économique et social.

Mais derrière cette promesse technologique se cache une réalité plus nuancée. Car si le numérique peut être un levier d'autonomisation, il peut aussi renforcer les inégalités existantes lorsqu'il est introduit sans tenir compte des barrières structurelles, culturelles et économiques qui pèsent sur les femmes rurales. Alors, le numérique : outil d'émancipation ou mirage moderniste ?

Une fracture numérique genrée et territoriale

L'accès au numérique reste profondément inégalitaire. Selon l'Union internationale des télécommunications (UIT, 2022), les femmes rurales en Afrique sont 30% moins susceptibles que les hommes d'avoir accès à Internet. Cette fracture est double : elle est à la fois territoriale (entre zones urbaines et rurales) et genrée (entre hommes et femmes). Les causes sont multiples : coût élevé des équipements, faible couverture réseau, analphabétisme numérique, mais aussi normes sociales qui limitent l'autonomie technologique des femmes.

Dans certaines régions, posséder un téléphone portable ou accéder à Internet peut être perçu comme un comportement déplacé pour une femme, voire comme une menace à l'ordre familial. Ces perceptions freinent l'appropriation des outils numériques, même lorsque ceux-ci sont disponibles.

« Pour de nombreuses filles vivant en Afrique subsaharienne, les obstacles vont au-delà du simple manque d'infrastructure : les normes sociales, les problèmes de sécurité et les restrictions à leur mobilité leur rendent plus difficile l'accès aux technologies », souligne un rapport de l'UNESCO publié en 2024.

Les défis de l'appropriation : entre compétences, confiance et contrôle

L'un des principaux freins à l'autonomisation numérique des femmes rurales réside dans le manque de compétences numériques de base. Beaucoup de femmes n'ont jamais été scolarisées ou ont quitté l'école très tôt. L'interface des applications, souvent en anglais ou en français, constitue une barrière supplémentaire dans des contextes où les langues locales dominent.

À cela s'ajoute un déficit de confiance : nombreuses sont celles qui doutent de leur capacité à utiliser un smartphone ou à naviguer sur Internet. Ce manque de confiance est souvent renforcé par un environnement social peu favorable, où les hommes contrôlent les ressources technologiques du foyer.

Enfin, le contrôle social exercé sur les femmes dans certaines communautés limite leur marge de manœuvre. L'accès au numérique peut être conditionné à l'autorisation du mari ou surveillé de près, ce qui réduit considérablement les possibilités d'usage autonome et confidentiel.

« Mon mari contrôle en permanence ce qui se trouve dans mon téléphone. Je ne peux pas l'utiliser comme je veux. S'il voit un message où il est question d'argent, je dois rendre des comptes », confie Djeneba, une agricultrice rencontrée lors d'une enquête de terrain en 2025.

Une autonomie conditionnelle : quand le numérique ne suffit pas

Même lorsqu'elles accèdent aux outils numériques, les femmes rurales ne deviennent pas automatiquement autonomes. L'usage du numérique ne garantit ni l'indépendance financière ni l'émancipation sociale. Il peut même, dans certains cas, renforcer les inégalités si les femmes sont cantonnées à des tâches numériques subalternes ou exploitées dans des chaînes de valeur peu rémunératrices.

Selon Tasnuba Sinha, chercheuse principale au BRAC Institute of Governance and Development au Bangladesh : « L'accès aux outils numériques peut ouvrir des opportunités extraordinaires pour les femmes, mais ce n'est que si cela leur donne choix, connaissances et contrôle que l'inclusion numérique devient réellement un outil d'autonomisation ; l'accès à lui seul ne suffit pas. »

Par ailleurs, l'absence d'infrastructures de base (électricité, routes, services bancaires) limite l'impact du numérique. Une agricultrice peut vendre ses produits en ligne, mais si elle ne peut pas les livrer ou recevoir un paiement mobile sécurisé, l'effet reste marginal.

Des initiatives prometteuses mais limitées

Malgré les nombreux obstacles, plusieurs initiatives locales et internationales ont été mises en place pour favoriser l'inclusion numérique des femmes rurales. Ces programmes ont pour objectif de renforcer leurs compétences, de réduire les inégalités d'accès au numérique et de leur permettre de mieux exploiter ces outils dans leurs activités.

Parmi ces initiatives, on trouve SheTrades, lancé par l'International Trade Centre (ITC) et actif au Kenya, au Nigeria et en Éthiopie (ITC, 2020). Il y a aussi We-Fi (Women Entrepreneurs Finance Initiative), une initiative de la Banque mondiale qui soutient des projets en Afrique subsaharienne, en Asie et en Amérique latine (Banque mondiale, 2021). Ces programmes forment les femmes entrepreneures à l'utilisation des technologies pour développer leurs activités agricoles, artisanales ou commerciales.

Dans certaines régions du Sénégal, des coopératives féminines utilisent WhatsApp pour coordonner la vente de produits maraîchers, tandis qu'au Kenya, des plateformes comme M-Farm permettent aux agricultrices de connaître les prix du marché en temps réel et de négocier sans intermédiaires.

Ces exemples montrent que le numérique peut être un formidable levier économique. Mais ils restent souvent isolés, dépendants de financements extérieurs, et peinent à s'inscrire dans la durée sans un accompagnement institutionnel solide.

Vers une inclusion numérique féministe et contextuelle

Pour que le numérique devienne un véritable levier d'autonomisation, il doit être pensé avec les femmes rurales, et non pour elles. Cela implique :

  • Former les femmes aux compétences numériques de base, dans leur langue et selon leurs besoins spécifiques.
  • Réduire les coûts d'accès aux équipements et à la connectivité, via des subventions ciblées ou des partenariats public-privé.
  • Sensibiliser les communautés à l'importance de l'autonomie numérique des femmes, en impliquant les leaders locaux et les hommes dans le processus.
  • Renforcer les infrastructures rurales, sans lesquelles le numérique reste une coquille vide.
  • Valoriser les savoirs locaux et les pratiques communautaires, en intégrant les technologies dans des dynamiques culturelles existantes.

Conclusion

Le numérique n'est ni une baguette magique ni une illusion totale. Il est un outil, dont le potentiel dépend entièrement du contexte dans lequel il est déployé. Pour les femmes rurales africaines, il peut être une passerelle vers l'autonomie, à condition d'être accompagné d'un véritable changement structurel, culturel et politique.

Autonomiser les femmes rurales par le numérique, ce n'est pas seulement leur donner un téléphone : c'est leur donner une voix, une place, et les moyens de choisir leur avenir.


Références

  • Aker, J. C., & Mbiti, I. M. (2010). Mobile phones and economic development in Africa. Journal of Economic Perspectives, 24(3), 207-232.
  • Banque mondiale (2021). Women Entrepreneurs Finance Initiative (We-Fi): Annual Report. Washington D.C. : World Bank.
  • FAO (2021). Digital Agriculture Report: Rural Women and the Digital Divide. Rome : FAO.
  • GSMA (2022). The Mobile Gender Gap Report. Londres : GSMA.
  • International Trade Centre (ITC) (2020). SheTrades: Empowering Women through Digital Platforms. Genève : ITC.
  • Meneghello, O. (2023). L'autonomie conditionnelle : quand le numérique ne suffit pas à l'émancipation des femmes rurales. [Article académique].
  • Mureithi, M. (2019). Bridging the digital divide in Africa: Opportunities and challenges. African Journal of Information and Communication, 23, 45-60.
  • UIT (2022). Measuring Digital Development: Facts and Figures 2022. Genève : Union internationale des télécommunications.
  • UNESCO (2024). L'accès des filles aux technologies en Afrique subsaharienne : normes sociales et obstacles structurels.
  • UNICEF (2022). Impact of social media on adolescent mental health in Africa. New York : UNICEF.

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