Portrait 2 : "L'algorithme des possibles" Rebecca Enonchong, reine de la tech panafricaine

Rebecca Enonchong porte l'Afrique dans son nom et la technologie dans son ADN. Née au Cameroun, élevée entre deux continents, elle a compris très tôt que le monde numérique ne serait juste que si les Africaines y imprimaient leur empreinte.

Dans les années 90, quand Internet balbutiait encore en Afrique, Rebecca débarque à Washington DC pour ses études. Elle découvre un univers de lignes de code, de réseaux qui tissent la planète, de possibles infinis. Mais elle remarque aussi une absence criante : où sont les siens ? Où sont les Africains dans cette révolution qui redessine l'humanité ?

En 1999, elle fonde AppsTech, une entreprise de solutions logicielles pour les gouvernements et grandes entreprises. Elle a 31 ans et devient l'une des premières femmes africaines à diriger une entreprise technologique internationale. AppsTech ne se contente pas de vendre des services : l'entreprise devient un pont, facilitant les paiements et transactions entre l'Afrique et le reste du monde.

"Nous ne voulions pas être un fournisseur parmi d'autres", raconte-t-elle. "Nous voulions prouver que l'excellence africaine en technologie n'est pas une exception, mais une réalité."

AppsTech travaille avec des géants comme Oracle, fournit des solutions à plus de 50 gouvernements africains. Les revenus atteignent des dizaines de millions de dollars. Mais pour Rebecca, le succès commercial n'est qu'un instrument. L'objectif, c'est l'émancipation.

Elle devient une militante acharnée de la transformation digitale africaine. Sur Twitter, où elle compte plus de 300 000 abonnés, elle est une voix redoutée et respectée. Elle dénonce les clichés sur l'Afrique, célèbre les innovations du continent, interpelle les gouvernants sur leurs politiques numériques. Son compte est un manifeste permanent.

En 2013, elle co-fonde AfriLabs, un réseau panafricain qui réunit aujourd'hui plus de 400 centres d'innovation technologique à travers 52 pays africains. Ces "hubs" sont des incubateurs où naissent les start-ups qui transforment le quotidien : applications de santé, plateformes éducatives, solutions de paiement mobile, innovations agricoles.

"Un hub, c'est plus qu'un espace de coworking", explique Rebecca. "C'est une communauté. C'est là qu'une jeune fille de Kigali peut rencontrer une développeuse de Lagos, qu'un étudiant de Nairobi peut collaborer avec un investisseur de Dakar. C'est l'Afrique qui se connecte à elle-même."

Selon GSMA (2023), l'Afrique subsaharienne compte désormais 1,2 milliard d'abonnés mobiles uniques, avec une économie mobile représentant 9% du PIB. Cette révolution mobile, Rebecca en est l'une des grandes prêtresses. Elle prédit depuis des années que l'Afrique ne copiera pas l'Occident – elle innovera à sa manière.

Le mobile money en est l'exemple parfait. M-Pesa, né au Kenya, a révolutionné l'inclusion financière bien avant que les banques traditionnelles ne s'y intéressent. Aujourd'hui, selon la Banque mondiale, l'Afrique subsaharienne compte plus de 700 millions de comptes de mobile money – plus que tout autre région du monde.

Rebecca aime rappeler cette statistique : "Nous n'avons pas attendu les banques. Nous avons inventé notre propre système financier, sur nos téléphones, adapté à nos réalités."

Mais son combat ne s'arrête pas à la technologie. Rebecca milite farouchement pour la place des femmes dans l'écosystème tech africain. Elle siège au conseil d'administration de nombreuses organisations, dont le World Wide Web Foundation. Elle utilise chaque tribune pour marteler : "Les femmes représentent 50% de la population africaine. Si elles ne sont pas 50% des tech entrepreneurs, des développeurs, des investisseurs, nous perdons."

Les chiffres lui donnent encore raison à moitié. Selon Briter Bridges (2022), seulement 19% des start-ups africaines financées sont fondées par des femmes. Rebecca trouve cela inacceptable. Elle investit son temps, son argent, sa réputation pour changer cette réalité.

Elle parraine des centaines de jeunes femmes, ouvre des portes, fait des introductions. Dans les conférences tech mondiales – où elle est invitée de Davos à la Silicon Valley – elle refuse souvent de participer si le panel ne comprend pas d'autres femmes. "Je ne suis pas un token", lance-t-elle. "Trouvez d'autres femmes. Elles existent. Cherchez mieux."

Son énergie semble inépuisable. À 56 ans, elle lance de nouveaux projets, conseille des gouvernements, investit dans des start-ups prometteuses. Son agenda alterne entre Washington, Douala, Nairobi, Lagos, Paris. Elle est partout où l'Afrique numérique se construit.

"Mon plus grand rêve ?" demande-t-elle. "Que dans dix ans, on ne parle plus de 'femmes africaines dans la tech' comme d'une catégorie à part. Qu'on parle simplement de leaders tech qui sont africaines, naturellement."

L'algorithme des possibles, Rebecca Enonchong le réécrit chaque jour. Une ligne de code, un tweet, une jeune femme mentorée à la fois.

Références :

  • GSMA (2023), "The Mobile Economy: Sub-Saharan Africa"
  • Briter Bridges (2022), "African Tech Startups Funding Report"
  • World Bank (2022), "Financial Inclusion in Sub-Saharan Africa"

Submit Your Comment