En Afrique subsaharienne, plus de 85 % des personnes souffrant de troubles mentaux n'ont pas accès aux soins dont elles ont besoin, selon l'Organisation mondiale de la Santé. Dans les universités du continent, cechiffre est encore plus préoccupant : la santé mentale y demeure un angle mort des politiques éducatives, un sujet tabou que l'on évoque à voix basse, quand on l'évoque.
Pourtant, les campus africains sont des lieux où se concentrent des pressions multiples. Entre exigences académiques croissantes, précarité économique, attentes familiales et, dans certaines régions, contextes sécuritaires instables, les acteurs du monde universitaire enseignants comme étudiants évoluent dans un environnement propice au mal-être psychologique. Une étude menée par l'Université du Cap en Afrique du Sud révèle que les étudiants ayant accès à des services de soutien psychologique ont 40 % de chances supplémentaires de terminer leurs études avec succès. Ce chiffre souligne l'importance cruciale d'investir dans la santé mentale pour garantir la réussite académique.
Dans un contexte où les universités africaines forment les cadres, chercheurs et décideurs de demain, ignorer la dimension psychologique de l'éducation revient à compromettre l'avenir même du continent. La question mérite donc d'être posée frontalement : entre enseignants et étudiants, qui est le plus vulnérable au mal-être psychologique ? Et surtout, que faire pour briser le silence ? Pour répondre à ces questions, nous avonssollicité l'expertise d'un spécialiste de terrain.
Notre expert : Dr Jean-Pierre Mbame, psychologue clinicien et chercheur
Le Dr Jean-Pierre Mbame est psychologue clinicien, chercheur et enseignant au Département de psychologie de l'Université de Ngaoundéré, au Cameroun. Spécialiste des troubles liés aux addictions et à la cyberdépendance chez les jeunes, il mène depuis plusieurs années des recherches sur les déterminants psychologiques, comportementaux et sociodémographiques des comportements à risque en milieu universitaire.
Ses travaux récents, publiés dans des revues scientifiques de référence, portent notamment sur :
Son ancrage à Ngaoundéré, dans le Nord-Cameroun une région marquée par l'insécurité liée aux incursions de groupes armés lui confère une expertise particulière sur les interactions entre contexte sécuritaire et santé mentale en milieu académique.
Insécurité et santé mentale : un double défi pour les enseignants du Nord-Cameroun
Le contexte sécuritaire dans le Nord-Cameroun ajoute une pression considérable sur la santé mentale des enseignants. Cette région, marquée par des menaces persistantes liées à l'extrémisme violent, impacteprofondément le quotidien des populations et, en particulier, celui des acteurs du milieu universitaire.
Quel lien peut-on établir entre l'insécurité dans le Nord du Cameroun et la santé mentale des enseignants universitaires ?
« Cette question est complexe dans la mesure où les défis sont à la fois culturels, institutionnels et logistiques », explique le Dr Mbame. « Sur le plan culturel, la stigmatisation et les croyances défavorables jouent un rôlemajeur. Dans nos communautés, la santé mentale est souvent perçue sous des angles magico-religieux : les troubles psychiques sont parfois assimilés à des malédictions ou à des cas spirituels. Par ailleurs, l'insécuritéengendre un stress permanent qui dégrade le bien-être psychologique des enseignants. Ce contexte exacerbe les difficultés à reconnaître et à prendre en charge ces troubles, d'autant plus que les structures de soutiensont quasi inexistantes dans ces zones. »
Des enseignants sous pression permanente
Observe-t-on des signes particuliers de vulnérabilité psychologique chez les enseignants ?
« Oui, les enseignants sont effectivement très vulnérables », confirme le Dr Mbame. « Leur statut social les met sous pression constante, car ils doivent produire des résultats dans un environnement souvent peu favorable. La charge de travail est lourde : heures de cours, publications à produire, responsabilités administratives. Le manque de reconnaissance, associé à des conditions parfois précaires, accentue ce mal-être. Cesfacteurs combinés peuvent conduire à des troubles psychologiques comme l'anxiété, la dépression, voire le burnout. »
Ces observations rejoignent les conclusions de ses propres recherches sur le burnout des enseignants du secondaire au Cameroun, qui révèlent une prévalence préoccupante de l'épuisement professionnel liée à des facteurs structurels.
Les étudiants : une vulnérabilité qui s'intensifie avec le niveau d'études
Les étudiants font face à des défis tout aussi importants en matière de santé mentale. Pression académique, attentes élevées, changements hormonaux, problèmes financiers et difficultés de logement contribuent à augmenter leur vulnérabilité. Mais cette fragilité varie selon le niveau d'études.
Quels sont les principaux facteurs qui influencent la santé mentale des étudiants ? Observe-t-on des différences selon les niveaux d'études ?
« Les jeunes en licence sont souvent moins conscients des enjeux académiques et professionnels, ce qui peut expliquer une certaine insouciance vis-à-vis de leurs études », analyse le Dr Mbame. « Cependant, ce sontsouvent les étudiants en Master et en Doctorat qui ressentent une pression plus forte, liée aux exigences académiques, à l'incertitude professionnelle et aux responsabilités accrues. Cette pression peut se traduire par un stress accru, une anxiété importante, et parfois des troubles psychologiques sévères. »
À retenir : parmi les étudiants, ceux des cycles supérieurs (Master et Doctorat) sont les plus exposés au mal-être psychologique, notamment en raison de la pression de publication, des délais de soutenance et de l'angoisse de l'insertion professionnelle.
Le paradoxe camerounais : des spécialistes formés, mais peu opérationnels
Un constat paradoxal émerge de nos échanges : le Cameroun forme chaque année des spécialistes en santé mentale, mais leur efficacité sur le terrain reste limitée.
« Les universités forment des spécialistes, ce qui constitue un atout important », reconnaît le Dr Mbame. « Cependant, cette formation reste très théorique, car les stages pratiques sont quasiment inexistants. Cette situation limite la disponibilité de professionnels expérimentés capables d'intervenir efficacement auprès des personnes en difficulté. »
L'absence criante de données statistiques
Un autre obstacle majeur freine la prise en charge de la santé mentale dans les universités camerounaises : l'absence de données fiables.
Disposez-vous de statistiques sur les troubles psychologiques des étudiants au Cameroun ?
« Il n'existe malheureusement pas de statistiques officielles ou systématiques sur les troubles psychologiques des étudiants au Cameroun », déplore le Dr Mbame. « Cela complique notre travail, car sans données fiables, il est difficile de convaincre les autorités d'agir de manière structurée. On se fie souvent aux observations de terrain, mais cela reste limité. »
Cette invisibilité statistique contribue à minimiser l'urgence des actions à mener et freine l'élaboration de politiques publiques adaptées.
Agir maintenant : des pistes concrètes pour sortir de l'impasse
Face à cette crise silencieuse, plusieurs leviers d'action peuvent être mobilisés. Des initiatives prometteuses existent déjà sur le continent et ailleurs, qui peuvent servir de modèles.
La première urgence est de rendre l'accompagnement psychologique accessible. Cela implique la création de structures dédiées au sein des universités, dotées de professionnels qualifiés et garantissant la confidentialité.
Exemples inspirants :
Les enseignants, tuteurs et personnels administratifs sont souvent les premiers à détecter les signes de détresse chez les étudiants. Les former à reconnaître ces signaux et à orienter vers les ressources appropriées est essentiel.
Actions concrètes :
L'écoute par les pairs présente l'avantage de réduire la barrière de la stigmatisation. Les étudiants se confient plus facilement à d'autres étudiants.
Modèles existants :
La sensibilisation doit commencer tôt. Intégrer des modules sur la gestion du stress, la santé mentale et le bien-être dans les programmes universitaires permettrait de normaliser ces questions.
Propositions :
Sans données, pas de politiques efficaces. Il est urgent de mettre en place des dispositifs de suivi épidémiologique de la santé mentale dans les universités.
Recommandations :
Les médias ont un rôle crucial à jouer dans la normalisation du recours à l'aide psychologique. En traitant ces sujets avec sérieux et sans sensationnalisme, ils peuvent contribuer à briser le silence.
Actions :
Les cultures africaines disposent de ressources précieuses : solidarité communautaire, espaces de dialogue intergénérationnel, pratiques traditionnelles de cohésion sociale. Ces éléments peuvent être mobilisés de manière innovante.
Pistes :
Conclusion
La santé mentale des enseignants et des étudiants dans les universités africaines, en particulier dans les contextes fragiles comme le Nord-Cameroun, constitue une urgence silencieuse. Entre pression académique, instabilité sécuritaire, manque de ressources et stigmatisation culturelle, les acteurs du monde universitaire sont confrontés à des vulnérabilités profondes trop souvent ignorées.
Comme l'a souligné le Dr Jean-Pierre Mbame, le manque de reconnaissance institutionnelle, l'absence de données fiables et la faiblesse des structures de prise en charge rendent difficile toute action durable. Pourtant, des initiatives existent sur le continent et prouvent qu'il est possible d'agir.
Prendre soin de la santé mentale dans les milieux universitaires, c'est investir dans la qualité de l'enseignement, la réussite des étudiants et l'avenir de nos sociétés.
Il est temps que les institutions universitaires, les gouvernements, les familles et les étudiants eux-mêmes s'emparent de cette question avec courage. Car derrière chaque diplôme se cache un parcours humain, avec sesforces et ses fragilités.
Références