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Décolonisation de l'université où en est l'Afrique?

Rédigé par Linda Silim Moundene | Oct 12, 2025 11:03:50 PM

 

 

L'histoire récente de Marly Fontaine, première étudiante autorisée à présenter son mémoire sous forme orale à l'Université du Québec, soulève des questions fondamentales sur la nature même de la production académique et ses modalités d'expression. Cette initiative, saluée comme un acte de décolonisation universitaire, interroge directement les universités africaines sur leur propre rapport aux épistémologies endogènes et aux formes traditionnelles de transmission du savoir. Alors que l'Afrique compte des millénaires de traditions orales et de systèmes de connaissances sophistiqués, ses universités demeurent largement structurées selon les modèles hérités de la période coloniale, privilégiant l'écrit, les langues coloniales et les cadres épistémologiques occidentaux.

La décolonisation de l'université constitue un enjeu majeur pour le continent africain au XXIe siècle. Comme le souligne Ndlovu-Gatsheni (2018), « la décolonisation épistémique implique un processus de réexamen critique des fondements de la connaissance et de remise en question des structures de pouvoir qui déterminent quels savoirs sont légitimes et lesquels sont marginalisés » (p. 45). Cette problématique dépasse la simple question linguistique ou méthodologique pour toucher aux fondements mêmes de la légitimité académique et de la production scientifique.

Cet article propose d'explorer trois dimensions essentielles de cette décolonisation : premièrement, l'analyse critique de l'héritage colonial dans les structures universitaires africaines ; deuxièmement, l'examen des possibilités concrètes d'intégration des épistémologies africaines et de l'oralité dans la recherche académique ; et troisièmement, la présentation d'expériences innovantes et de recommandations pour une université véritablement décolonisée. L'objectif est de démontrer que la décolonisation de l'université africaine n'est pas un rejet de la science ou de la rigueur académique, mais une nécessaire réappropriation épistémologique permettant de valoriser la pluralité des savoirs et des modes de connaissance.

I. L'héritage colonial : une université africaine aliénée

1.1. Les structures héritées de la colonisation

Les universités africaines contemporaines portent l'empreinte indélébile de leur genèse coloniale. Comme l'observe Mama (2007), « les institutions d'enseignement supérieur en Afrique ont été conçues non pas pour servir les intérêts du développement africain, mais pour former une élite capable d'administrer le système colonial » (p. 12). Cette fonction originelle a profondément marqué l'organisation, les curricula et les pratiques pédagogiques de ces institutions, qui demeurent souvent déconnectées des réalités socioculturelles africaines.

La domination des langues coloniales constitue l'une des manifestations les plus visibles de cette aliénation. Ngũgĩ wa Thiong'o (1986), dans son ouvrage fondateur Decolonising the Mind, affirme que « la langue porte la culture, et la culture porte l'ensemble des valeurs par lesquelles nous nous percevons et percevons notre place dans le monde » (p. 16). En imposant le français, l'anglais ou le portugais comme langues exclusives de l'enseignement supérieur et de la recherche, les universités africaines perpétuent une forme de violence épistémique qui marginalise les savoirs exprimés dans les langues africaines et exclut de facto une partie importante de la population de l'accès aux connaissances produites.

Les programmes d'études reflètent également ce déséquilibre. Ajayi, Goma et Johnson (1996) notent que « les curricula universitaires africains restent largement eurocentrés, accordant une place mineure aux philosophies, littératures, sciences et histoires africaines » (p. 89). Cette situation crée ce que Thandika Mkandawire (2005) appelle une « crise d'identité institutionnelle », où les universités africaines fonctionnent comme des « enclaves intellectuelles » déconnectées de leur environnement socioculturel (p. 34).

1.2. La hiérarchisation des savoirs et la marginalisation des épistémologies africaines

Au-delà des aspects linguistiques et programmatiques, c'est la hiérarchisation même des savoirs qui pose problème. Le système universitaire actuel établit une distinction implicite entre « savoir scientifique » et « savoir traditionnel », accordant une légitimité supérieure au premier au détriment du second. Santos (2007) dénonce cette « épistémicide », c'est-à-dire « la destruction systématique des savoirs et des modes de connaissance des peuples colonisés » (p. 3).

Cette hiérarchisation affecte particulièrement l'oralité, considérée comme moins rigoureuse ou moins fiable que l'écrit. Pourtant, comme le démontre Vansina (1985) dans son étude magistrale sur la tradition orale, « l'oralité possède ses propres mécanismes de préservation, de validation et de transmission qui, bien que différents de ceux de l'écrit, n'en sont pas moins rigoureux » (p. 27). Les griots d'Afrique de l'Ouest, les imbongi d'Afrique australe ou les azmari d'Afrique de l'Est ont développé des systèmes mnémotechniques sophistiqués permettant la transmission fidèle de savoirs complexes sur plusieurs générations.

La philosophie africaine illustre parfaitement cette marginalisation. Pendant longtemps, le débat académique s'est focalisé sur la question de savoir si une « philosophie africaine » pouvait exister, certains penseurs occidentaux niant cette possibilité au motif qu'elle n'était pas écrite selon les canons occidentaux. Comme le rappelle Wiredu (1980), cette position révèle « une confusion entre la philosophie comme activité de réflexion critique et la philosophie comme tradition textuelle particulière » (p. 43). Des penseurs comme Tempels, Kagame, Hountondji et Wiredu lui-même ont contribué à démontrer l'existence et la sophistication des systèmes philosophiques africains, qu'ils soient exprimés oralement ou par écrit.

II. Vers une réappropriation épistémologique : intégrer l'oralité et les savoirs endogènes

2.1. L'oralité comme méthodologie de recherche légitime

L'exemple de Marly Fontaine ouvre des perspectives fascinantes pour les universités africaines. Si une étudiante innue peut légitimement présenter son mémoire oralement au Québec, pourquoi cette possibilité ne serait-elle pas étendue aux étudiants africains souhaitant honorer leurs traditions orales ? Cette question n'est pas simplement symbolique ; elle touche à la reconnaissance de la diversité épistémologique et à la pluralité des formes d'expression académique.

L'intégration de l'oralité comme méthodologie de recherche nécessite toutefois un cadre rigoureux. Okpewho (1992) propose plusieurs critères pour garantir la rigueur académique des travaux basés sur l'oralité : la documentation audiovisuelle systématique, la contextualisation sociohistorique des récits collectés, l'analyse des variations entre différentes versions, et l'explicitation des cadres interprétatifs utilisés (p. 156-178). Ces exigences ne sont pas moindres que celles appliquées aux travaux écrits ; elles sont simplement adaptées à la spécificité du matériau étudié.

Plusieurs disciplines ont déjà largement intégré l'oralité dans leurs méthodologies. L'anthropologie, l'histoire orale, l'ethnomusicologie ou encore la sociolinguistique s'appuient régulièrement sur des témoignages oraux, des récits de vie ou des performances culturelles. Comme le souligne Tonkin (1992), « l'oralité n'est pas l'absence d'écriture, mais un mode de communication et de transmission des savoirs ayant ses propres règles, conventions et exigences de validation » (p. 89).

2.2. La valorisation des langues africaines dans la recherche

La question linguistique est indissociable de la décolonisation universitaire. Le maintien exclusif des langues coloniales dans l'enseignement supérieur et la recherche limite considérablement la portée sociale de la production académique et perpétue une forme d'exclusion cognitive. Comme l'argumente Bamgbose (2000), « le développement intellectuel et scientifique d'un continent ne peut se faire durablement dans des langues étrangères maîtrisées par une minorité » (p. 11).

L'exemple de Ngũgĩ wa Thiong'o, mentionné dans l'édito précédent, mérite d'être approfondi. En choisissant d'écrire en gikuyu puis de traduire vers l'anglais (et non l'inverse), Thiong'o a non seulement enrichi la littérature gikuyu, mais a également créé tout un écosystème économique et culturel autour de sa langue : traducteurs, éditeurs, critiques littéraires, enseignants. Cette démarche démontre qu'il est possible de produire une œuvre de portée internationale tout en restant ancré dans sa langue maternelle.

Sur le plan académique, plusieurs initiatives encourageantes émergent. L'Université du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud a mis en place une politique de multilinguisme académique permettant aux étudiants de rédiger leurs travaux en zoulou, en xhosa ou en anglais (Wildsmith-Cromarty, 2012, p. 67). L'Université Cheikh Anta Diop de Dakar développe des programmes de recherche en langues nationales sénégalaises. Ces expériences prouvent qu'il est possible de maintenir l'excellence académique tout en diversifiant les langues de production scientifique.

2.3. Épistémologies africaines et cadres théoriques endogènes

Au-delà de la langue et de l'oralité, la décolonisation universitaire implique la reconnaissance et la valorisation des cadres théoriques et conceptuels africains. Oyěwùmí (1997), dans son analyse du genre en société yoruba, démontre comment l'application non critique de catégories occidentales (comme la dichotomie sexe/genre) peut conduire à des contresens interprétatifs majeurs lorsqu'elle est appliquée à des sociétés structurées selon d'autres logiques (p. 31-32).

Le concept d'ubuntu en Afrique australe (« je suis parce que nous sommes »), celui de maat dans l'Égypte ancienne (harmonie, justice, vérité), ou encore la philosophie du sankofa akan (l'importance de se tourner vers le passé pour construire l'avenir) constituent des cadres conceptuels puissants qui peuvent enrichir considérablement la théorisation dans des domaines aussi variés que l'éthique, la philosophie politique, la psychologie communautaire ou les théories du développement.

Comme le suggère Mignolo (2009), la décolonisation épistémique ne signifie pas le rejet en bloc des savoirs occidentaux, mais plutôt l'établissement d'un « dialogue horizontal » où différentes traditions de savoir peuvent s'enrichir mutuellement sans relation de domination (p. 160). Il s'agit de ce que Santos (2014) appelle une « écologie des savoirs », reconnaissant la pluralité et l'interdépendance des connaissances humaines (p. 188).

III. Expériences et recommandations pour une université décolonisée

3.1. Initiatives africaines inspirantes

Plusieurs universités africaines ont déjà entrepris des démarches de décolonisation dont on peut s'inspirer. L'Université de Makerere en Ouganda a lancé en 2018 un programme de révision curriculaire visant à « africaniser » les contenus d'enseignement dans toutes les disciplines. L'Université de Cape Town, suite aux mouvements étudiants #RhodesMustFall et #FeesMustFall de 2015-2016, a entamé une profonde réflexion sur la décolonisation de son curriculum et de ses pratiques pédagogiques (Jansen, 2017, p. 120-135).

L'Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal a créé un Centre d'études des langues et cultures africaines qui promeut la recherche dans et sur les langues africaines. L'Université de Nairobi a développé des programmes de masters et de doctorats permettant l'utilisation du swahili comme langue de recherche et de rédaction académique (Mazrui, 2016, p. 89).

Ces initiatives montrent qu'une transformation est possible, mais elles révèlent également les obstacles : résistances institutionnelles, manque de ressources, pression des standards internationaux d'évaluation qui privilégient les publications en anglais, et parfois scepticisme des étudiants eux-mêmes, formés à valoriser les modèles occidentaux.


3.2. Défis et perspectives d'avenir

La décolonisation de l'université africaine fait face à plusieurs défis majeurs. Le premier est d'ordre économique : les universités africaines, souvent sous-financées, dépendent largement de bailleurs internationaux qui imposent leurs propres critères d'excellence, généralement alignés sur les standards occidentaux. Comme le note Zeleza (2009), « la dépendance financière engendre une dépendance épistémologique » (p. 178).

Le second défi concerne la reconnaissance internationale. Dans un contexte de mondialisation académique où les classements internationaux et les publications dans des revues anglophones de haut rang déterminent le prestige institutionnel, les universités africaines qui s'engagent dans la décolonisation risquent d'être marginalisées. Il est donc crucial de développer des critères d'évaluation alternatifs valorisant l'impact local et régional de la recherche, la pertinence sociale des travaux et la contribution au développement du continent.

Le troisième défi est culturel et générationnel. Après des décennies d'intériorisation de la supériorité présumée des modèles occidentaux, de nombreux acteurs universitaires africains – enseignants, chercheurs, étudiants – peuvent eux-mêmes résister à la décolonisation, la percevant comme un repli identitaire ou une baisse de niveau. Un travail de sensibilisation et de démonstration par l'exemple est nécessaire pour montrer que décolonisation rime avec excellence et non avec médiocrité.

Malgré ces défis, les perspectives sont encourageantes. La jeunesse africaine, de plus en plus connectée et consciente des enjeux identitaires et politiques, demande une université qui lui ressemble et qui réponde à ses aspirations. Les mouvements étudiants comme #RhodesMustFall en Afrique du Sud ou #EndSARS au Nigeria témoignent d'une volonté de rupture avec les anciens modèles et d'une exigence de transformation profonde des institutions.

Conclusion

La décolonisation de l'université africaine n'est pas un luxe intellectuel ou un débat théorique déconnecté des réalités. C'est une nécessité historique, politique et épistémologique pour un continent qui aspire à définir lui-même les termes de son développement et à valoriser pleinement ses ressources intellectuelles et culturelles. L'exemple de Marly Fontaine au Québec nous rappelle que la reconnaissance de la diversité épistémologique est possible dans les institutions académiques contemporaines, pour peu qu'existe une volonté politique et institutionnelle.

Pour l'Afrique, continent aux traditions orales millénaires et aux systèmes de savoirs sophistiqués, l'enjeu est de taille. Il ne s'agit pas de rejeter l'écrit ou les acquis de la science moderne, mais de créer un espace académique véritablement pluriel où l'oralité côtoie l'écrit, où les langues africaines ont droit de cité aux côtés des langues internationales, et où les épistémologies endogènes dialoguent d'égal à égal avec les cadres théoriques occidentaux.

Cette transformation exige du courage institutionnel, des ressources, de la créativité pédagogique et une confiance renouvelée dans la valeur des cultures et des savoirs africains. Comme le rappelait Cheikh Anta Diop (1979), pionnier de la pensée décoloniale africaine, « l'Afrique ne doit pas chercher à imiter l'Occident, mais à retrouver et réinventer ses propres voies de développement intellectuel et scientifique, ancrées dans son histoire et ses valeurs » (p. 23).

Les universités africaines du XXIe siècle ont l'opportunité historique de devenir des laboratoires de cette nouvelle vision du savoir, réconciliant excellence académique et ancrage culturel, rigueur scientifique et pertinence sociale, rayonnement international et enracinement local. Cette décolonisation n'est pas un retour nostalgique vers un passé idéalisé, mais une marche résolue vers un avenir où l'Afrique contribuera pleinement, avec ses propres voix et ses propres modes d'expression, au concert universel des savoirs humains.

Bibliographie

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