En ce début de 21ᵉ siècle, l'arbre à palabre où se réunissaient les anciens et les sages pour transmettre conseils et leçons aux plus jeunes est devenu un lieu déserté, abandonné au profit de l'évolution fulgurante des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les réseaux sociaux occupent désormais une place centrale dans la vie des jeunes filles africaines. Ils structurent leurs relations, leurs apprentissages, leurs aspirations, mais aussi leurs vulnérabilités.
Alors que l'accès au numérique s'accélère sur le continent, une question majeure se pose : ces espaces digitaux sont-ils des lieux d'opportunités pour les jeunes filles africaines ou, au contraire, des zones de menaces invisibles ? Cet article explore ce dualisme à partir d'analyses documentaires et de rapports internationaux.
Bien que les jeunes filles africaines soient de plus en plus connectées, le fossé numérique de genre demeure abyssal. Selon l'UNICEF (2021), près de 9 jeunes filles et jeunes femmes sur 10 dans les pays à faible revenu n'utilisent pas Internet, contre un peu moins de 8 garçons du même âge – une fracture qui exclut des millions de jeunes Africaines de l'espace numérique. Cette inégalité se retrouve également dans l'accès à un téléphone mobile, aux compétences numériques et à la capacité d'exploiter pleinement les réseaux sociaux.
Au-delà de ces considérations matérielles, les normes sociales, le coût prohibitif des données et les responsabilités familiales limitent souvent l'usage autonome des technologies par les filles. Dans de nombreuses communautés, une fille qui passe trop de temps sur son téléphone est perçue négativement, alors que le même comportement chez un garçon est toléré, voire encouragé.
Pourtant, le tableau n'est pas entièrement sombre. Pour celles qui y ont accès, les réseaux sociaux constituent de puissants canaux d'information et d'apprentissage. Plusieurs jeunes filles ne se contentent plus du poste de radio du père ou d'un vieux journal pour s'informer : elles utilisent Facebook, Twitter, Instagram, TikTok pour accéder à l'information en temps réel.
Ces plateformes facilitent l'accès à des ressources éducatives, à des communautés d'entraide et à la sensibilisation sur des thématiques cruciales comme les droits des femmes ou la santé sexuelle et reproductive. Ces jeunes filles deviennent alors des actrices du changement à travers des campagnes de sensibilisation. Elles utilisent les réseaux sociaux pour lutter contre les violences basées sur le genre, mobiliser sur des causes sociales, partager leurs talents artistiques ou entrepreneuriaux.
Une étude de l'UNESCO (2023) montre que l'éducation numérique peut réduire les écarts éducatifs traditionnels, surtout lorsqu'on investit dans des programmes spécifiquement adaptés aux besoins et contextes des filles.
Plusieurs institutions internationales ont tiré la sonnette d'alarme en démontrant que l'espace numérique n'est pas neutre. Des formes de violence – cyberharcèlement, harcèlement sexuel en ligne (stalking), usurpation d'identité, diffusion non consensuelle de contenus intimes (revenge porn) – se déploient sur les plateformes, affectant de manière disproportionnée les jeunes filles.
Selon ONU Femmes (2021), entre 16% et 58% des femmes et des filles à travers le monde subissent des formes de violences numériques sur les réseaux sociaux. En Afrique, ce phénomène prend une ampleur particulière, croisant les inégalités de genre déjà existantes dans l'espace physique avec les spécificités du monde virtuel. Ces menaces numériques dépassent souvent le cadre virtuel et se transforment en violences réelles, avec des conséquences psychologiques profondes : anxiété, dépression, perte d'estime de soi, isolement social.
De plus, la peur du harcèlement produit un effet dissuasif sur la prise de parole publique des filles et des jeunes femmes en ligne. Beaucoup s'autocensurent, limitent leur expression ou quittent complètement certaines plateformes. Plusieurs filles ont également été victimes d'arnaques financières ou sentimentales à travers ces plateformes, exploitant leur vulnérabilité et leur manque d'éducation numérique.
Le cas du Kenya : un exemple révélateur
Au Kenya, un rapport de la Kenya ICT Action Network (KICTANet) a mis en lumière l'ampleur du phénomène. Une enquête menée en 2021 a révélé que 76% des femmes interrogées avaient été victimes de cyberviolence, notamment de menaces, de messages haineux ou de chantage en ligne (KICTANet, 2021).
L'affaire de Sheila, une lycéenne de Nairobi, a particulièrement marqué les esprits. Après avoir été harcelée sur Facebook par un inconnu qui a diffusé des photos personnelles sans son consentement, elle a dû abandonner temporairement l'école en raison de la stigmatisation et des pressions sociales subies dans sa communauté. Son cas illustre comment la violence numérique se prolonge dans l'espace physique et affecte durablement la vie des victimes.
Selon Grace Githaiga, directrice exécutive de KICTANet, « le cyberespace est devenu un terrain d'expression des violences sexistes, avec des conséquences bien réelles sur la santé mentale et la scolarité des jeunes filles. Les plateformes sociales reproduisent et amplifient les inégalités de genre existantes » (citée dans KICTANet, 2021).
La chercheuse Nanjala Nyabola, spécialiste des technologies et des droits humains en Afrique, souligne que « les violences numériques ne sont pas des incidents isolés, mais le prolongement des inégalités structurelles existantes dans nos sociétés » (Nyabola, 2018). Elle appelle à une régulation plus stricte des plateformes numériques et à une éducation numérique inclusive pour protéger les plus vulnérables.
La prise de décisions tant au niveau de chaque État qu'à l'échelle internationale s'impose de toute urgence. Plusieurs pays africains ont commencé à légiférer sur les cybercrimes, mais l'application de ces lois reste souvent défaillante.
Face aux dangers croissants du numérique – désinformation, cyberharcèlement, stéréotypes sexistes, manipulation commerciale – l'éducation aux médias et à l'information (EMI) apparaît comme un levier crucial pour accompagner les jeunes filles africaines dans leur usage quotidien des technologies. Loin de se limiter à l'aspect technique (comment utiliser un ordinateur ou un smartphone), elle développe l'esprit critique, la capacité d'analyse, la compréhension des mécanismes médiatiques et l'autonomie face aux contenus en ligne.
L'EMI permet aux jeunes filles de :
L'exemple du Sénégal : Jiggen Ci TIC
Au Sénégal, l'initiative Jiggen Ci TIC (« Femmes dans les TIC » en wolof) a lancé des ateliers d'éducation aux médias dans plusieurs lycées de Dakar et de l'intérieur du pays. L'objectif : outiller les jeunes filles pour qu'elles sachent décrypter les messages médiatiques, déjouer les fake news, se protéger du harcèlement en ligne et produire elles-mêmes des contenus responsables.
Les ateliers combinent formation pratique et discussions sur les enjeux de genre dans le numérique. Les participantes apprennent à configurer les paramètres de confidentialité de leurs comptes, à identifier les signes avant-coureurs d'une arnaque en ligne, à réagir face au cyberharcèlement, et à utiliser les réseaux sociaux pour promouvoir des causes qui leur tiennent à cœur.
Comme l'explique Fatimata Seye Sylla, experte sénégalaise en TIC : « L'autonomisation des filles passe par la maîtrise des outils numériques, mais surtout par leur capacité à comprendre et à questionner les contenus auxquels elles sont exposées. Une fille qui comprend comment fonctionne un algorithme, qui sait repérer une manipulation, qui connaît ses droits numériques, est une fille plus libre et plus puissante » (Seye Sylla, 2022).
Ce type de projet illustre combien l'EMI peut renforcer la confiance en soi, la sécurité numérique et l'expression libre des jeunes filles dans l'espace digital africain. Les évaluations de ces programmes montrent des résultats encourageants : augmentation de la participation en ligne, meilleure capacité à identifier les contenus problématiques, réduction de la vulnérabilité face aux arnaques.
D'autres initiatives similaires émergent à travers le continent : au Ghana, au Rwanda, au Kenya, en Côte d'Ivoire. Elles démontrent qu'investir dans l'éducation numérique des filles n'est pas un luxe, mais une nécessité pour une transformation digitale véritablement inclusive.
La révolution numérique, bien qu'elle offre des perspectives prometteuses pour l'émancipation des jeunes filles africaines, reste profondément marquée par des inégalités de genre persistantes. L'accès limité aux outils numériques, les normes sociales restrictives et les violences en ligne freinent leur pleine participation à l'espace digital.
Pourtant, lorsque ces barrières sont levées, les jeunes filles s'approprient les technologies pour s'informer, apprendre, s'exprimer, créer et militer pour leurs droits. Elles deviennent blogueuses, influenceuses engagées, entrepreneures digitales, activistes, artistes. Elles utilisent TikTok pour sensibiliser sur l'excision, Instagram pour promouvoir l'artisanat local, Twitter pour dénoncer les injustices, YouTube pour partager des tutoriels éducatifs.
L'éducation aux médias et à l'information se révèle alors essentielle pour renforcer leur autonomie, leur sécurité et leur esprit critique. Elle doit être intégrée dans les programmes scolaires dès le primaire, adaptée aux réalités locales, et accessible à toutes les filles, y compris celles des zones rurales.
Pour que le numérique devienne un véritable levier d'égalité et non un amplificateur d'inégalités, il est urgent d'investir dans des politiques inclusives, des programmes éducatifs adaptés et des environnements numériques sûrs. Cela implique :
C'est à ce prix que les jeunes filles africaines pourront devenir des actrices à part entière de la transformation numérique du continent, et non de simples spectatrices ou victimes. L'enjeu est de taille : il s'agit de construire un espace numérique africain où chaque fille peut s'épanouir, créer, innover et s'exprimer librement, en sécurité et avec dignité.
GSMA. (2022). The Mobile Gender Gap Report 2022. Londres : GSMA. https://www.gsma.com/r/gender-gap/
Jiggen Ci TIC. (s.d.). Programme d'éducation numérique pour les jeunes filles au Sénégal. Dakar, Sénégal.
Kenya ICT Action Network (KICTANet). (2021). Cyber violence against women in Kenya: A research report. Nairobi : KICTANet.
Nyabola, N. (2018). Digital democracy, analogue politics: How the Internet era is transforming Kenya. Zed Books.
ONU Femmes. (2021). Mesurer la prévalence de la violence en ligne à l'égard des femmes et des filles. New York : Nations Unies. https://www.unwomen.org/
Plan International. (2020). Free to be online? Girls' and young women's experiences of online harassment. Londres : Plan International. https://plan-international.org/publications/freetobeonline
Seye Sylla, F. (2022). L'autonomisation numérique des filles en Afrique : enjeux et perspectives. Dakar : Jiggen Ci TIC.
L'Étudiant Africain. (2024a). Le numérique pour autonomiser les femmes rurales en Afrique : promesse ou illusion ?https://letudiantafricain.com/blog-l%C3%A9tudiant-africain/le-num%C3%A9rique-pour-autonomiser-les-femmes-rurales-en-afrique-promesse-ou-illusion
L'Étudiant Africain. (2024b). Épisode 1 : Les mains qui codent l'aurore – Portrait de Fatoumata Bâ, pionnière de la tech au Sénégal. https://letudiantafricain.com/blog-l%C3%A9tudiant-africain/%C3%A9pisode-1les-mains-qui-codent-lauroreportrait-de-fatoumata-b%C3%A2-pionni%C3%A8re-de-la-tech-au-s%C3%A9n%C3%A9gal
UNESCO. (2023). Technologie et éducation : les filles au cœur de la transformation numérique. Paris : UNESCO. https://www.unesco.org/
UNICEF. (2021). L'état mondial de l'enfance 2021 : Dans ma tête – Promouvoir, protéger et prendre en charge la santé mentale des enfants. New York : UNICEF. https://www.unicef.org/reports/state-worlds-children-2021
World Wide Web Foundation. (2021). The gender gap in Internet access: A global perspective. https://webfoundation.org/