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Sartre et la réhabilitation de l’image du noir africain : concepts et perspectives

Rédigé par ELHadji Fallou Samb | Jul 22, 2024 9:45:00 AM

 

Sartre s'implique activement dans la lutte contre l'injustice, le racisme et la colonisation, en exposant sans détour les contradictions et les privilèges de l'Europe, y compris ceux de sa France natale, qu'il critique sévèrement comme étant "inhumaniste". Son engagement inhabituel pour un intellectuel occidental a eu un impact significatif sur les mouvements d'émancipation en Afrique et sur les théories postcoloniales. 

Cependant, malgré son influence, la perspective de Sartre sur la question noire demeure souvent ignorée dans les milieux académiques européens. Cet article vise donc à explorer philosophiquement comment Sartre a intégré une perspective africaine dans son existentialisme, utilisant sa renommée et ses écrits pour soutenir la cause noire. En examinant notamment ses préfaces aux auteurs noirs et ses critiques des préjugés raciaux, nous cherchons à mettre en lumière son rôle crucial dans la promotion d'une nouvelle conscience noire et dans la lutte pour une reconnaissance globale de l'humanité partagée. 

Cette introduction pose les fondations pour analyser l'impact de Sartre sur la pensée noire et son héritage dans les théories postcoloniales, offrant une perspective critique sur son combat contre les stéréotypes et son plaidoyer en faveur d'une vision plus inclusive et équitable du monde contemporain. 

 

Contribution de Sartre à la lutte noire 

Jean-Paul Sartre, à travers son œuvre et ses préfaces engagées, joue un rôle essentiel dans la formulation des bases théoriques du postcolonialisme et de la décolonisation de l'universel. Son influence, largement méconnue dans ce domaine, s'étend bien au-delà de ses écrits philosophiques et existentiels traditionnels, marquant un tournant significatif dans la réflexion intellectuelle du 20ᵉ siècle sur les relations raciales, le colonialisme et l'universalisme européen. 

En 1948, avec la publication de « Orphée noir », Sartre non seulement préface un recueil de poèmes de poètes noirs comme Senghor, mais il pose aussi les fondements d'une critique radicale du privilège blanc et de l'essentialisation raciale. Selon Hubert Tardy Joubert, cette préface inaugure une série d'engagements de Sartre en faveur des luttes anticoloniales et des mouvements d'indépendance à travers le continent africain. Ce geste littéraire ne se limite pas à une simple reconnaissance esthétique, mais il représente un manifeste politique et philosophique qui remet en question les bases mêmes de l'ordre colonial et raciste établi. 

L'analyse de Sartre sur le privilège blanc est essentielle pour comprendre sa contribution au développement ultérieur du postcolonialisme. Il déconstruit l'idée selon laquelle la race blanche aurait historiquement détenu un privilège de regard, une capacité à définir et à dominer les autres sans être remis en question. Cette critique n'est pas seulement théorique mais aussi existentielle : Sartre affirme que l'existence précède l'essence, et donc que les catégorisations raciales et les préjugés qui en découlent sont des constructions sociales et historiques qui doivent être contestées. 

La vision de Sartre sur l'universel se démarque également par sa proposition de décentrer l'Europe de son statut central dans le monde. À travers ses écrits, il appelle à une reconnaissance des multiples centres de l'humanité, à une pluralité culturelle et intellectuelle qui s'oppose au monopole de l'universalisme européen. Cette perspective est cruciale pour la formation ultérieure du postcolonialisme, qui cherchera à valoriser les voix et les perspectives des peuples longtemps marginalisés par le discours européen dominant. 

En outre, Sartre n'hésite pas à critiquer sévèrement le colonialisme et ses implications tant pour les colonisateurs que pour les colonisés. Dans ses préfaces aux ouvrages de Frantz Fanon et Albert Memmi, il expose les contradictions inhérentes à l'entreprise coloniale, dénonçant le racisme institutionnalisé et la violence systémique utilisée pour maintenir le statu quo. Sa position est radicale : il soutient la nécessité d'une révolte violente contre l'oppression coloniale comme moyen pour les peuples colonisés de recouvrer leur dignité et leur liberté. 

Enfin, Sartre insiste sur la nécessité pour les Européens de rompre avec leurs privilèges et de reconnaître les torts historiques infligés aux peuples colonisés. Sa vision d'une humanité réconciliée repose sur une critique profonde de l'humanisme occidental, souvent hypocrite et sélectif dans ses applications. Pour Sartre, être pleinement humain signifie rejeter les systèmes de domination et s'engager dans une lutte commune pour une véritable universalité partagée. 

  

Le prolongement de Sartre dans le débat actuel sur le noir et la réinvention de l’Afrique 

Dans un monde où l'image du Noir a été façonnée par des siècles de stéréotypes et de préjugés, Jean-Paul Sartre émerge comme une figure précurseure du décolonialisme, remettant en question le modèle européen dominant. À travers des œuvres telles que "Orphée noir", Sartre ne se contente pas de critiquer, mais propose une réhabilitation de l'identité noire, déconstruisant les narrations coloniales et proposant une vision alternative pour l'Afrique et ses peuples. 

L'héritage colonial a imposé au Noir une identité dégradée, réduite à des clichés déshumanisants. Sartre, en s'engageant dans une critique radicale du privilège blanc et de l'impérialisme européen, a cherché à inverser cette dynamique. Pour lui, la révolte contre l'oppression commence par la réappropriation de l'histoire et de la culture noire, souvent niées ou déformées par le colonialisme. 

Dans "Orphée noir", Sartre célèbre non seulement la présence noire mais aussi la résistance culturelle et intellectuelle des Africains et de leurs descendants. Il rejette l'idée d'une supériorité européenne universelle, proposant plutôt un pluralisme où chaque culture, chaque voix, contribue à une mosaïque globale sans hiérarchies injustes. 

Aujourd'hui, cette contribution de Sartre résonne encore dans les débats contemporains sur l'Afrique et le postcolonialisme. À l'heure où l'Afro-optimisme cherche à renouveler la vision de l'Afrique, il est crucial de réaffirmer la dignité et la richesse des cultures africaines, tout en critiquant les récits qui perpétuent des préjugés. Comme Sartre l'a montré, l'autonomisation commence par une révision profonde des représentations dominantes, en redonnant aux peuples noirs la possibilité de se définir eux-mêmes et de valoriser leurs contributions à l'histoire humaine. 

l'Europe a historiquement imposés au reste du monde, en particulier à l'Afrique. Ce processus de décolonisation intellectuelle vise à déconstruire les modèles préexistants et à promouvoir une pensée autonome et authentiquement africaine. L'argument central tourne autour de la notion de développement, importée et imposée par l'Occident, qui a souvent marginalisé les perspectives africaines. L'Europe a non seulement exporté ses idées et ses modèles économiques, mais elle a aussi façonné les critères par lesquels le développement est mesuré. Cependant, cette approche a souvent ignoré les réalités socioculturelles et écologiques uniques à l'Afrique, privilégiant un développement centré sur le PIB et d'autres indices économiques standardisés. 

Le nouvel élan décolonial propose de reconsidérer le développement à partir d'une perspective africaine, en mettant en avant des critères et des valeurs qui prennent en compte les besoins spécifiques des populations locales et l'environnement naturel. Cela implique de repenser non seulement les objectifs du développement, mais aussi les processus par lesquels il est envisagé et mis en œuvre sur le continent.  

Felwine Sarr et d'autres intellectuels africains contemporains appellent à une réflexion profonde sur ces questions, encourageant une forme de développement qui valorise le bien-être humain, la durabilité environnementale et la justice sociale. Ils remettent en question l'universalité des concepts eurocentrés comme le développement économique et proposent plutôt une diversité de réponses adaptées aux contextes locaux. 

 

Conclusion 

Le texte souligne l'engagement exceptionnel de Jean-Paul Sartre en faveur des peuples noirs, contre la domination blanche et le racisme. Sartre, contrairement à la majorité des penseurs européens de son époque, a adopté une position anti-raciste et anticolonialiste affirmée. Il a utilisé sa philosophie existentialiste pour critiquer et déconstruire les conceptions européennes et racistes qui aliénaient les peuples noirs. En soutenant activement les mouvements de libération des peuples noirs, Sartre a contribué à réhabiliter leur image et à faire entendre leurs voix, souvent étouffées par la domination blanche. 

Son œuvre, à travers des textes comme "Orphée noir" et ses préfaces, a joué un rôle crucial dans la réflexion philosophique sur la race et la liberté dans un contexte postcolonial. En posant des questions existentielles sur la liberté et l'identité raciale, Sartre a remis en question les fondements même du privilège blanc et de l'oppression coloniale. Sa démarche a inspiré des théories postcoloniales et décoloniales, en contribuant à décentrer le regard européen dominant dans les discours intellectuels. 

Pour Sartre, la libération des peuples noirs passe par la reconnaissance et la valorisation de leur histoire et de leur identité, libérées des falsifications et des mépris imposés par la bibliothèque coloniale européenne. Il a ainsi posé les bases d'une réhabilitation de l'identité africaine dans une perspective décolonisée, où l'Afrique se réinscrit elle-même dans l'histoire mondiale sans subir l'aliénation de son passé colonial. Cette approche vise à restaurer une conscience historique positive et émancipatrice chez les Africains, ouvrant la voie à un développement authentique et adapté à leurs réalités. 

 

 Auteur: ELHadji Fallou Samb, Université Cheilh Anta Diop, DAKAR, SENEGAL membre du Laboratoire (CEREPHE) 

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Thèse : ElHadji Fallou Samb, La question de l’histoire chez Sartre : relecture du marxisme et pensées décoloniales, Troisième partie : Sartre potscolonial ?  

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