Il y a des histoires qui commencent dans l'obscurité pour mieux illuminer le monde. Celle de Mariéme Jamme est de celles-là. Née au Sénégal, orpheline à treize ans, victime de violences, elle aurait pu disparaître dans les statistiques tragiques que personne ne lit. Au lieu de cela, elle est devenue l'une des voix les plus puissantes de la révolution numérique africaine.
Mariéme ne parle pas souvent de son enfance. Quand elle le fait, c'est pour rappeler que le numérique peut être un outil d'émancipation pour celles qui n'ont rien. "J'ai survécu parce que j'ai trouvé un ordinateur dans un centre communautaire au Royaume-Uni", confie-t-elle. "Ce rectangle de plastique et de circuits m'a sauvé la vie."
Aujourd'hui, elle sauve d'autres vies. En 2012, elle fonde iamtheCODE, une organisation qui vise à former un million de filles et de femmes africaines aux STEM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques) d'ici 2030. Le projet est ambitieux, presque fou. Mais Mariéme a appris que les rêves impossibles sont simplement ceux que personne n'a encore osé poursuivre.
iamtheCODE ne se contente pas de cours de codage. L'organisation comprend que l'exclusion numérique est multidimensionnelle. Une fille au Sénégal, en Tanzanie ou au Kenya ne peut pas apprendre à coder si elle n'a pas accès à un ordinateur, à Internet, si sa famille la marie à quinze ans, si elle n'a pas de modèles féminins dans la tech.
Alors Mariéme attaque tous les fronts. Elle collabore avec les gouvernements pour créer des politiques publiques favorables. Elle travaille avec les familles pour les convaincre de garder leurs filles à l'école. Elle lève des fonds auprès d'entreprises technologiques mondiales. Elle forme des formatrices qui, à leur tour, formeront d'autres filles.
"Coder en wolof", c'est le titre d'un de ses programmes. L'idée est simple mais révolutionnaire : pourquoi forcer les jeunes Africaines à apprendre la programmation uniquement en anglais ? Pourquoi ne pas créer des ressources dans les langues locales, qui résonnent avec leur identité, leur culture, leur façon de penser ?
L'initiative fait sourire certains puristes. Mais les résultats parlent d'eux-mêmes. Les taux de complétion des formations explosent quand elles sont dispensées en langues locales. Les filles comprennent mieux, participent davantage, innovent différemment.
Mariéme explique : "La technologie n'est pas neutre culturellement. Les langues que nous utilisons pour coder façonnent notre rapport au numérique. Une fille qui code en wolof réinvente la technologie à l'image de son monde."
L'impact d'iamtheCODE est vertigineux. Depuis 2012, l'organisation a touché plus de 500 000 filles et femmes dans 30 pays africains. Elle a créé plus de 100 clubs de codage féminins, formé des milliers de formatrices, influencé les politiques numériques de plusieurs gouvernements.
Mais Mariéme ne s'arrête jamais. En 2015, elle devient membre du conseil consultatif du World Wide Web Foundation, aux côtés du créateur du Web, Tim Berners-Lee. Elle utilise cette plateforme pour plaider pour un Internet plus inclusif, plus africain, plus féminin.
Elle intervient aux Nations Unies, au Parlement européen, dans les sièges des géants de la Silicon Valley. Partout, son message est le même : "Si les femmes africaines ne sont pas à la table où se programme l'avenir numérique, cet avenir sera incomplet, injuste, moins intelligent."
Les données de l'UNESCO (2022) lui donnent raison : les filles représentent seulement 35% des étudiants en STEM dans le monde, et ce chiffre descend à 30% en Afrique subsaharienne. Pire encore, selon la Commission de la large bande des Nations Unies, le fossé numérique de genre en Afrique est le plus élevé au monde : les femmes ont 37% moins de chances que les hommes d'avoir accès à Internet.
Ces statistiques, Mariéme les connaît par cœur. Mais elle refuse de les accepter comme une fatalité. "Chaque chiffre représente une fille qui n'a pas eu sa chance. Mon travail, c'est de changer ces chiffres, une fille à la fois."
Son parcours inspire. En 2019, elle est nommée l'une des 100 femmes les plus influentes du monde par la BBC. Les récompenses s'accumulent, mais Mariéme reste focalisée. "Les prix ne changent rien si les filles dans les villages n'ont toujours pas d'ordinateurs", dit-elle.
Elle raconte l'histoire d'Aïcha, une jeune Sénégalaise de 17 ans formée par iamtheCODE. Aïcha a créé une application mobile qui aide les femmes de son village à accéder aux informations sur la santé maternelle. L'application, simple mais efficace, a réduit les décès maternels dans la région. "Voilà ce qui se passe quand on donne les outils aux filles", sourit Mariéme. "Elles ne sauvent pas seulement leur propre vie. Elles sauvent leur communauté."
Coder en wolof, en swahili, en hausa, ce n'est pas qu'une question linguistique. C'est affirmer que l'Afrique ne sera pas une simple consommatrice de technologies occidentales. Elle sera créatrice, innovatrice, disruptrice. Et cette disruption parlera toutes les langues du continent.
Mariéme Jamme le sait : l'algorithme de l'émancipation s'écrit dans toutes les langues. Surtout celles qu'on croyait invisibles.
Références :