Blog L'étudiant Africain

Portrait 4 : Les bâtisseuses de la Silicon Savannah : Judith Owigar et la révolution AkiraChix

Rédigé par L’Étudiant Africain | Dec 17, 2025 4:54:09 AM

À Nairobi, dans le quartier d'Eastleigh, il y a un endroit où les rêves se programment. Ce n'est pas un building étincelant de verre et d'acier comme dans les fantasmes de la Silicon Valley. C'est une salle modeste, avec des ordinateurs donnés, des chaises dépareillées, et une énergie électrique qui saute parfois. Mais c'est là que Judith Owigar et ses complices d'AkiraChix bâtissent l'avenir.

Judith n'était pas destinée à devenir une icône de la tech africaine. Fille d'une famille modeste, elle a étudié l'informatique à l'université de Nairobi par hasard plus que par passion. "Je ne savais même pas ce qu'était vraiment le codage", avoue-t-elle. "Pour moi, l'ordinateur était cette machine mystérieuse que seuls les garçons comprenaient."

Puis elle a rencontré d'autres femmes qui partageaient cette même intimidation, cette même exclusion silencieuse du monde numérique. Ensemble, elles ont réalisé que le problème n'était pas leur incapacité – c'était l'absence de modèles, de mentors, d'espaces sûrs pour apprendre.

En 2010, Judith co-fonde AkiraChix avec Linda Kamau et Marie Githinji. Le nom vient du japonais "akira" (brillant, clair) et "chix" (filles). Leur mission : créer une communauté où les jeunes femmes kenyanes peuvent apprendre la programmation, le design, l'entrepreneuriat technologique, sans jugement, sans condescendance.

Le modèle est simple mais puissant. AkiraChix recrute des filles de milieux défavorisés, souvent après le lycée, à un moment charnière de leur vie. Le programme dure un an. Formation intensive en codage, web design, mobile development. Mais aussi en soft skills : leadership, communication, gestion de projet.

"Nous ne formons pas seulement des développeuses", explique Judith. "Nous formons des leaders. Des femmes qui transformeront leurs communautés."

Les résultats dépassent toutes les attentes. Sur les 13 dernières années, AkiraChix a formé plus de 1500 jeunes femmes. Le taux d'emploi après la formation est de 85% – un chiffre remarquable dans un pays où le chômage des jeunes dépasse 40%. Mais au-delà des statistiques, ce sont les histoires individuelles qui bouleversent.

Il y a Wanjiru, qui a créé une plateforme de e-learning pour les écoles rurales kenyanes. Il y a Chebet, devenue développeuse chez Safaricom, la plus grande entreprise de télécommunications d'Afrique de l'Est. Il y a Amina, qui a lancé sa propre start-up de solutions de paiement mobile pour les petits commerçants.

Chacune de ces femmes porte en elle l'empreinte d'AkiraChix : la conviction que la technologie n'est pas un luxe de l'Occident, mais un droit universel. Que coder, c'est écrire l'avenir. Et que cet avenir appartient aussi aux filles des bidonvilles de Nairobi.

Le Kenya est souvent appelé la "Silicon Savannah". Nairobi concentre plus de 200 start-ups technologiques, attire des millions de dollars d'investissements. Mais cette révolution a longtemps été masculine. Selon une étude de Briter Bridges (2021), seulement 9% des fondateurs de start-ups kenyanes sont des femmes.

AkiraChix s'attaque frontalement à cette inégalité. L'organisation ne se contente pas de former. Elle crée des réseaux, organise des hackathons exclusivement féminins, met en relation les jeunes développeuses avec des investisseurs et recruteurs.

"Le pipeline existe", insiste Judith. "Les femmes compétentes existent. Ce qui manque, ce sont les opportunités, la visibilité, la confiance."

Elle raconte l'histoire des AkiraChix qui ont participé au hackathon "She Hacks Africa" en 2019. L'équipe kenyane a remporté le premier prix avec une application de dépistage précoce du cancer du sein utilisant l'intelligence artificielle. Le projet, initié en 48 heures, a ensuite reçu des financements et se déploie aujourd'hui dans plusieurs cliniques de Nairobi.

"C'est ça, la puissance de la tech féminine africaine", s'enthousiasme Judith. "Nous ne codons pas pour coder. Nous codons pour résoudre les problèmes qui nous touchent, nous, nos mères, nos sœurs."

Ce pragmatisme caractérise le mouvement tech féminin africain. Contrairement aux licornes occidentales qui visent souvent des marchés saturés, les femmes développeuses africaines s'attaquent aux besoins criants : santé maternelle, éducation, agriculture, énergie.

AkiraChix a aussi compris l'importance de la communauté. L'organisation maintient un réseau d'anciennes élèves actif. Elles se retrouvent mensuellement, partagent leurs défis, se soutiennent. Cette sororité numérique devient un capital social précieux dans un écosystème tech encore largement masculin.

Judith elle-même incarne cette philosophie du collectif. Elle aurait pu partir à l'étranger, rejoindre une grande tech company, multiplier son salaire par dix. Mais elle est restée à Nairobi. "Ma place est ici", dit-elle simplement. "Mon travail n'est pas terminé tant que chaque fille kenyane qui veut apprendre à coder ne peut pas le faire."

En 2023, AkiraChix lance un nouveau programme : former non seulement des développeuses, mais des formatrices. L'idée est de démultiplier l'impact. Chaque diplômée d'AkiraChix devrait pouvoir, à son tour, former d'autres filles dans sa communauté.

Le modèle fait des émules. Des organisations similaires émergent en Ouganda, en Tanzanie, au Rwanda. Le réseau s'étend, se renforce. L'East African Tech Sisterhood, comme certaines l'appellent, tisse des ponts numériques à travers la région.

Judith reçoit désormais des invitations du monde entier. Des universités américaines veulent étudier le modèle AkiraChix. Des fondations européennes offrent des financements. Mais elle garde les pieds sur terre. "Le succès n'est pas dans les conférences internationales", rappelle-t-elle. "Il est dans cette salle à Eastleigh, quand une fille de 19 ans tape sa première ligne de code et réalise qu'elle vient d'ouvrir une porte."

Les bâtisseuses de ponts numériques ne construisent pas dans le vide. Elles bâtissent sur les rêves de jeunes filles qui ont longtemps cru que la technologie n'était pas pour elles. Ligne après ligne, projet après projet, elles prouvent le contraire.

Et le Kenya, l'Afrique, le monde en sont transformés.

Références :

  • Briter Bridges (2021), "Kenya Tech Ecosystem Report"
  • AkiraChix Annual Impact Reports (2010-2024)
  • She Hacks Africa (2019), Competition Results and Impact Assessment